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  Un débat d'ectoplasmes sur Tintin
Le héros à la houppe est-il de droite ou de gauche?
Réponses affligeantes, mercredi 3 février 1999 à l'Assemblée

Par ANTOINE GUIRAL, le 4/2/99
 
Comme à la fin du Lotus bleu, lorsqu'il quitte la Chine, Tintin aurait sans doute versé une larme de tristesse, hier, dans les sous-sols de l'Assemblée nationale. Car il a manqué au débat organisé par le club des parlementaires tintinophiles – «Tintin est-il de gauche ou de droite ?» – quelques qualités essentielles du héros à la houppe: sensibilité, poésie et, surtout, légèreté de l'humour. Le battage autour de cette rencontre organisée par Dominique Bussereau (Démocratie libérale, Charente-Maritime) avait mobilisé une vingtaine de chaînes de télévision (Australie, Grande-Bretagne, Allemagne, Belgique...), l'ambassadeur de Belgique ou Olivier Revol, «préfet, cabinet du président Giscard d'Estaing». Dans cet endroit où il fallait être, la veuve d'Hergé, Fany Rodwell, et son mari britannique, qui régissent les royalties du dessinateur décédé en 1983, ont snobé questions et réponses. Peu à l'aise dans cette ambiance pas du tout bon enfant, Michel Herbillon (DL, Val-de-Marne), jugeait tout cela à la fois «inquiétant... et amusant».

Entre une statuette à l'oreille cassée et un buste en bronze d'Hergé, Thomas Sertillanges, auteur de la Vie quotidienne à Moulinsart, a posé les enjeux du débat via une série de diapositives retraçant les principaux traits de caractère du reporter au Petit Vingtième: antimilitariste, toujours du côté des plus faibles (Tchang, Zorrino...), incorruptible, sens extrême de l'amitié... Puis le député de la Gauche socialiste Yann Galut (Cher) s'est lancé dans une interminable démonstration en présentant Tintin comme le candidat de la «gauche plurielle» en cas de présidentielle anticipée. Pourquoi ? «C'est un anticapitaliste primaire [cf. ses aventures en Amérique], il lutte contre la drogue et les grands groupes [Coke en stock].» Seul point faible de son candidat: «Les relations franco-africaines que nous réécrirons [Tintin au Congo].» Tintin «gauche plurielle» a déjà ses ministres: la Castafiore à la Culture, Tchang à l'Intégration ou monsieur Sanzot à l'Artisanat et au Commerce.

Calembours. Pas d'accord, bien sûr, Didier Quentin (RPR, Charente-Maritime) a enchaîné calembours et références: «Tintin, ce n'est ni la gauche, ni la droite. Il est ailleurs. Il est gaulliste, je dirai même plus: gaullien.» Ses deux héros, de Gaulle et Tintin, «seuls contre tous», n'ont-ils pas des points communs ? «Mépris de l'argent et du luxe, rejet des communistes et des capitalistes sauvages, Moulinsart pour l'un, la Boisserie pour l'autre
Laborieux.

Vacheries. Quelques mots de Jean-Marie Bockel (PS, Haut-Rhin) pour expliquer que «Tintin est inclassable puisque rebelle à toute vision réductrice». Et ce fut au tour de l'homme des bons mots, André Santini (UDF, Hauts-de-Seine) de conclure en enfilant les vacheries. «S'il avait été de gauche, Tintin aurait été en Afrique avec un sac de riz et des caméras de télé ; il porterait des chaussures beaucoup plus luxueuses ; et puis Tintin escalade le Tibet pas Solutré. [...] En une circonstance seulement Tintin est de gauche: lorsqu'il apporte la civilisation aux Congolais. Tintin au Congo, c'est Rocard dans les banlieues.» Le président belge des Amis d'Hergé a cru devoir imiter les hommes politiques français évoquant Tintin et puis on a vite levé la séance. Le capitaine Haddock leur aurait bien adressé une bordée de jurons...


«Un centriste à la belge»
Numa Sadoul ,critique de bandes dessinées, a bien connu Hergé.
Quel est le parti politique de Tintin? Libération a demandé son avis à Numa Sadoul, 52 ans, critique de bandes dessinées et metteur en scène, auteur de Tintin et moi, entretiens avec Hergé, paru chez Casterman en 1975.

Dans les années 70, à la fin de sa vie, quand il s'exprime en public, Hergé revient souvent sur la question de la politique dans les albums de Tintin...

Cela le hante, car, depuis la Libération, on lui pose cette question de façon récurrente. Pendant la guerre, Hergé a continué à dessiner pour le quotidien le Soir et a conservé ses relations avec des collaborateurs, voire des nazis. S'il a su s'éloigner à temps de Léon Degrelle, le leader rexiste (mouvement d'extrême droite belge), il n'a jamais renié ses autres amitiés. Après la guerre, il a passé une ou deux nuits en prison pour collaboration, avant d'être blanchi. A partir de 1968, dans le monde de la bande dessinée, son passé lui a été de nouveau reproché.

Vous qui en avez parlé avec lui, estimez-vous que Tintin est de droite ou de gauche ?

Il faut mettre de côté les trois premiers albums – Tintin au Pays des Soviets, Tintin au Congo, Tintin en Amérique – où Hergé épouse l'idéologie catholique, colonialiste et anticommuniste de l'entre-deux-guerres. Et également les derniers albums, comme les Bijoux de la Castafiore ou les Picaros, où Tintin semble basculer dans une sorte de gauchisme soft, où il défend les Romanichels et attaque les dictateurs. Entre ces deux extrêmes se situe la majeure partie de l'œuvre, dans laquelle Tintin est un centriste, un représentant de la démocratie chrétienne telle qu'elle existe dans de nombreux pays européens, mais en plus daté, en plus belge. Il défend l'ordre et la loi, mais avec des principes moraux et sous une forme débonnaire: il faut donner aux pauvres, aider les gens dans le malheur. Dans le Lotus bleu, c'est Tintin qui, le premier, quand il rencontre Tchang, dénonce le racisme et les préjugés. C'est extraordinaire pour quelqu'un comme Hergé, à l'époque où il dessine cet album. Cela montre la polymorphie de Tintin, sa capacité d'incarner des valeurs contradictoires. Néanmoins, si Tintin est gentil, son engagement est aux côtés des valeurs dominantes, pas contre les malheurs du monde. Dans le Sceptre d'Ottokar, il va en Syldavie soutenir la couronne, probablement en écho à la royauté belge. Et la police est une de ses valeurs fondamentales. Il est présenté comme journaliste, mais on ne le voit jamais écrire: il passe son temps à aider la police à arrêter les bandits.

Tintin est-il un supplétif ?

Oui, même physiquement, c'est un supplétif. C'est un personnage lisse, neutre, afin que le lecteur puisse s'identifier à lui et que les autres personnages puissent exister.

Et eux, justement, sont-ils de droite ou de gauche ?

De droite. La Castafiore fréquente les généraux, les présidents. Elle est dans l'ordre aristocratique. Quant au capitaine Haddock, lorsque, dans Rackham le Rouge, il se retrouve avec de l'argent, la première chose qu'il fait, c'est de se mettre un monocle, de faire du cheval et de prendre des manières d'aristocrate.

Recueilli par ERIC AESCHIMANN